En ces temps de pandémie, les tensions sur l’accès aux soins entre les différents pays du monde ont un goût de déjà-vu pour la société civile. Ce n’est pas précisément la première fois que l’OMC se trouve au cœur d’une polémique internationale concernant l’impact des brevets sur l’accès aux médicaments. C’était déjà le cas il y a plus de vingt ans avec l’épidémie de sida. Alors Coordinatrice de la commission Nord Sud d’Act Up France, Gaëlle Krikorian a depuis travaillé au Parlement européen comme conseillère sur les questions de propriété intellectuelle, puis à Médecins sans frontières où elle fut, jusqu’il y a peu, Directrice des politiques de la Campagne d’accès aux médicaments essentiels (CAME). C’est la raison pour laquelle nous lui avons proposé de tirer ci-dessous des leçons de cette lutte historique, dans une tribune réalisée en collaboration avec Nohmana Khalid.

Gaelle Krikorian
« Vaccins contre le Covid-19 : la société doit exiger plus que la levée des brevets »

En ce contexte de pandémie, les tensions sur l’accès aux soins entre les différents pays du monde ont un goût de déjà-vu. L’Organisation mondiale du commerce, dit l’OMC (1), est à nouveau le théâtre d’un conflit opposant ses États membres sur l’écrasante disparité d’accès aux vaccins contre le Covid-19. Plus d’une centaine d’entre eux réclament la levée des brevets sur ces technologies. L’OMC a d’ailleurs communiqué en ce sens à la fin 2020 (2).

Le brevet, pour rappel, est un monopole octroyé par l’État à un acteur sur son territoire, interdisant ainsi toute autre personne de produire, vendre ou utiliser le produit couvert par ce titre de « propriété intellectuelle ».

Des inégalités Nord/Sud

A la fin avril 2021, selon le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé, Tedros Adhanom Ghebreyesus, les pays à faible revenu n’ont reçu que 0,3% des vaccins utilisés (3). Alors que « plus de 75% de tous les vaccins ont été administrés dans seulement dix pays » (4). Les perspectives d’un accès suffisant aux vaccins dans les pays dits « en développement » se compte d’ailleurs en années.

Dans le contexte actuel de pandémie, le problème d’accès aux vaccins est souvent présenté comme un problème classique entre les pays du Nord, dits « développés », et les pays du Sud, dits « en développement » et « moins avancés ». Mais, les choses sont plus complexes et ne se résument pas à un Sud pauvre qui n’a pas les moyens d’accéder aux produits développés par le Nord riche.

Des problématiques de production et d’approvisionnement

Les problèmes d’accès aux traitements se sont multipliés déjà depuis une décennie. Ils touchent des médicaments anciens qui ne sont plus produits car ils ne rapportent pas assez (antibiotiques, anesthésiants, anticancéreux, etc.). Ce phénomène touche tous les pays du monde de façon de plus en plus prégnante. Le début de l’épidémie du Covid-19 a d’ailleurs mis un coup de projecteur sur ce problème en France.

Les difficultés d’accès aux soins affectent des pays qui n’arrivent pas à être approvisionnés : soit ils constituent un marché trop petit, soit ils ne peuvent payer les prix que d’autres paient. C’est le cas de pays européens, par exemple. La chaîne de production ultra concentrée et en flux tendu privilégie les acheteurs les plus intéressants d’un point de vue économique pour le vendeur. A cela s’ajoute le problème de l’augmentation constante des tarifs des nouvelles technologies et des produits contre les affections graves. Il devient donc impossible d’assurer un accès pour tous, y compris dans les pays les plus riches du monde.

Un pouvoir cédé à une poignée de firmes

Une juste analyse de la situation s’impose pour réfléchir aux solutions à promouvoir, dans l’urgence du moment, mais aussi pour le moyen et le plus long terme. A commencer par ce constat très surprenant : dans le contexte d’une épidémie mondiale faisant plus de 3,8 millions de morts, la production de milliards de doses de vaccins nécessaire à assurer potentiellement une immunité collective partout dans le monde, a été laissée à une poignée de firmes.

Au printemps 2020, il a été délibérément choisi de ne pas imposer le partage des technologies et des connaissances. Or, si des vaccins contre le Covid-19 ont pu être développés en l’espace d’un an, c’est grâce à plusieurs décennies de soutien public de la recherche pour mettre au point ces technologies. Malgré des milliards investis pour financer le développement et la production des vaccins (5)l’intégralité du contrôle sur les technologies a été cédé à quelques firmes via les brevets – empêchant quiconque, qui n’est pas autorisé, à produire ces vaccins.

L’épidémie de sida : genèse d’une critique des brevets

Ce n’est pas la première fois que l’OMC se trouve au cœur d’une polémique internationale concernant l’impact des brevets sur l’accès aux médicaments. C’était déjà le cas il y a plus de vingt ans avec l’épidémie de sida, alors hors de contrôle et touchant 40 millions de personnes à travers le monde.

À partir de 1996 des traitements permettant de stopper la progression du virus sont devenus disponibles. Leur prix – 10 000€ par patient et par an – a, cependant, empêché leur accès à la grande majorité des personnes touchées, dont plus de 95% vivaient dans des pays dit « en développement ». En dépit de l’urgence sanitaire, les médicaments ont pu être commercialisés à ces prix parce qu’ils étaient couverts par des brevets, c’est-à-dire un monopole de production et d’utilisation appartenant à quelques firmes.

Les licences obligatoires, des exceptions aux brevets

La polémique atteignant son paroxysme, l’OMC a alors adopté une déclaration sur l’accès aux médicaments (6), en novembre 2001 à Doha. Elle y insiste sur la nécessité d’interpréter les textes pour satisfaire « le droit des [États] membres [de l’OMC] de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l’accès de tous aux médicaments ». Ainsi, l’institution internationale rappelle les flexibilités dont peuvent user les Etats membres, à savoir leur droit de lever des brevets lorsque cela leur semble nécessaire par l’octroi de licences, dites « obligatoires », pour des motifs qu’ils déterminent librement.

La déclaration de Doha de 2001 résulte d’une mobilisation internationale contre la disparité d’accès aux traitements contre le sida entre pays du Sud et pays du Nord. Elle a aussi été facilitée avec l’annonce des États-Unis de lever les brevets sur le traitement contre la maladie bactérienne de l’anthrax. Pour mémoire, Bayer avait commercialisé celui-ci à un prix jugé trop élevé alors que des enveloppes contaminées avaient été envoyées à plusieurs cibles dans le pays à l’automne 2001 (7), soit peu après les attentats terroristes contre les tours du World Trade Center.

20 ans plus tard, un système toujours malade

Si la déclaration de Doha de 2001 a eu une forte portée symbolique, la multiplication des brevets sur des médicaments a, de fait, continué d’entraver l’accès aux soins. Les pressions des multinationales sur les gouvernements sont restées particulièrement fortes pour limiter le recours aux licences obligatoires et éviter ainsi la levée des brevets. En réalité, les exceptions au brevet ne sont tolérées qu’à la marge. L’idée qui prédomine, c’est que tout va bien et que le système fonctionne bien ainsi. D’ailleurs, on voit bien dans le contexte actuel la façon dont les responsables de l’industrie pharmaceutique, soutenus par un certain nombre de dirigeants politiques, clament le succès de leur réactivité́ et de leur performance.

Or, la crise résultante du Covid-19 illustre, de façon assez caricaturale, l’impasse dans laquelle se trouve la société avec son modèle de financement de la recherche médicale et d’accès aux produits de santé. Dans le système actuel, les États paient une grande part de la recherche, octroient des monopoles et des crédits d’impôts, financent l’accès aux soins (via le remboursement), voire même préachètent les produits avant même qu’ils existent (comme on a pu le voir depuis 2020). Ces tractations se font par la signature de contrats tenus secrets, sans que jamais ne soit rendus publics les montants touchés par les firmes, ni leurs investissements, ni les coûts de production, ni les prix d’achat des produits, etc.

Des pistes pour une gouvernance collective et transparente

Le problème d’accès aux vaccins est aujourd’hui manifeste, mais y répondre implique d’aller plus loin que la levée des brevets. La société civile se doit, aujourd’hui, d’exiger beaucoup plus qu’il y a 20 ans. Il convient donc non seulement de lever les brevets sur les technologies liée au Covid-19 mais aussi d’imposer le transfert de ces technologies grâce aux dispositifs légaux existants, et de mettre en place une production décentralisée massive des vaccins.

Parallèlement, pour restaurer un droit à la santé et un contrôle démocratique de l’usage des ressources publiques, il est aussi nécessaire d’obtenir de la transparence sur les dépenses publiques, les avantages données aux firmes, les partenariats « public-privé », les coûts, les prix, les données scientifiques et les issues des essais cliniques.

Pour sortir d’un système où domine la captation des ressources publiques et la privatisation des outils de santé publique, il est indispensable d’établir une gouvernance collective et transparente. Mais, aussi de définir des droits d’usage pour les patients, ainsi qu’une obligation pour les décideurs politiques de rendre des comptes sur l’argent public qu’ils engagent.

Gaëlle Krikorian

1) L’OMC est l’enceinte de règlements des différends commerciaux entre les gouvernements de ses 196 États membres.

2) Communication du 2 octobre 2020 de l’OMC pour renoncer à l’application de certaines dispositions de l’Accord, dit ADPIC, sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce afin de prévenir, contenir et traiter le Covid-19.

3) Tedros Adhanom Ghebreyesus, « I run the W.H.O. [World Health Organisation], and I know that rich countries must make a choice », New York Times, 22/04/2021.

4) Discours de Tedros Adhanom Ghebreyesus à l’Assemblée mondiale de la santé, 24/05/2021.

5) De plus en plus d’articles et d’enquêtes anglo-saxonnes documentent le financement, notamment public, des technologies liées au Covid-19 :

– Arthur Allen, « For billion-dollar COVID vaccines, basic government-funded science laid the groundwork », Scientific American, Kaiser Health News, 18/11/2020 ;

– Global Health Centre, « COVID-19 vaccines R&D investments », Graduate Institute of International and Development Studies, 21/05/2021 ;

– Madeleine Hoecklin, « €93 billion spent by public sector on COVID vaccines and therapeutics in 11 months, research finds », Healt Policy Watch, 12/01/2021 ;

– Kavya Sekar, « Domestic funding for COVID-19 vaccines : An overview », Congressional Research Service, 29/03/2021 ;

– Judy Stone, « The people’s vaccine – Moderna’s coronavirus vaccine was largely funded by taxpayer dollars », Forbes, 03/12/2020 ;

– « Who funded the research behind the Oxford-AstraZeneca COVID-19 vaccine? », medRxiv, 10/04/2021.

6) Déclaration de l’OMC sur l’accord relatif aux ADPIC (aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) et la santé publique, adoptée le 14 novembre 2001 à Doha.

7) L’affaire de l’anthrax explicitée par Cynthia M. Ho dans « Inoculation inventions: The interplay of infringement and immunity in the development of biodefense vaccines », Loyola University Chicago, School of Law, 2005.

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