« Les jeunes ne veulent plus travailler ! » Combien de recruteurs désespérés ont prononcé cette phrase après avoir publié une fiche de poste restée sans réponse ? Même les métiers dits « à vocation » ne semblent plus attirer les millenials. Mais que cherchent donc les descendants des boomers ? A se la couler douce en attendant une retraite qu’ils ne connaîtront peut-être pas ?

Et si loin d’être une simple crise de fainéantise, cette position préfigurait un changement beaucoup plus profond ?

« Fainéants ! » et moins si affinités… la jeunesse est affublée de noms d’oiseaux lorsqu’il s’agit de travail. Si les DRH emploie des expressions plus châtiées à l’égard de ses jeunes recrues, elle n’en pense pas moins.

Combien de fiches de poste restent lettres mortes, y compris dans l’économie sociale et solidaire (ESS), secteur qui, jusqu’alors, avait la cote chez les 20-35 ans ? Combien de postes sont lâchés une fois la période d’essai échue ? Combien de portes sont claquées du jour au lendemain ? Entre la fin 2021 et le début de l’année 2022, le nombre de démissions a atteint un niveau historiquement haut en France (près de 520 000 dont 470 000 concernaient des CDI)[1]. Conséquents, ces chiffres ont conduit certains experts à parler de « grande démission », une expression venue des Etats-Unis suite à la crise Covid. Certes, la crise sanitaire est sans doute pour beaucoup dans ces changements d’orientation. Mais elle n’explique pas tout. En 2018 déjà, Marc Beretta, le fondateur du cabinet de coaching Inisalga, assimilait les attentats des 7 janvier (Charlie Hebdo) et 13 novembre 2015 (terrasses, stade de France, Bataclan) à des électrochocs ayant entraîné un grand réveil de la masse salariale.

Titre

Si ce désamour pour le travail touche toutes les générations, pourquoi diable les millenials (jeunes âgés entre 25 et 35 ans) sont-ils pointés du doigt ? « Parce que la jeunesse est la plaque sensible de la société. C’est chez eux que le phénomène est le plus visible », répond Denis Maillard du cabinet Temps commun. Un constat partagé par Céline Julien, coach et formatrice qui met son expertise des RH et du management au service des structures de l’ESS. « Qu’elles aient 30 ou 60 ans, les personnes que j’accompagne en bilan de compétences se posent toutes des questions sur la place du travail dans leur existence et le sens qu’elles veulent y apporter. Chez la jeune génération toutefois, ces interrogations sont plus fortes », confirme cette ancienne DRH d’Emmaüs France qui s’inscrit par ailleurs en faux contre l’image caricaturale de millenials oisifs. Des « jeunes qui n’en veulent !», il y en a ! Sauf qu’ils ne veulent plus les mêmes choses que leurs aînés. « Notre rapport au travail est lié au contexte social, géopolitique, économique,… dans lequel on grandit. Or ce contexte a profondément évolué depuis les années 90 », analyse Céline Julien avant de rappeler que, pour les baby boomers, le travail était un facteur d’épanouissement synonyme de réalisation personnelle. Pour l’atteindre, ils étaient prêts à faire des sacrifices. « Désormais, la réalisation passe aussi par la famille, les loisirs, l’hédonisme,… Les jeunes ne sont pas hermétiques à cette nouvelle manière de considérer la vie. Mieux, ils la revendiquent ! », observe cette coach. Seul hic : les recruteurs de l’ESS, du médico-social – et plus globalement de tout métier dit  “à vocation” –  ne semblent pas avoir intégré ces nouvelles données dans leurs logiciels.

Titre

« Le directeur de l’association pour laquelle je travaillais était hyper impliqué. La petite cinquantaine, il ne comptait pas ses heures pour défendre des causes hyper difficiles et pallier les manquements de l’Etat », raconte Klervie, 26 ans. Si cette bordelaise d’adoption qui a fait ses études supérieures à Limoges admirait son dévouement, elle ne pouvait s’empêcher de penser : « Et lui dans tout ça ? »  « Il n’avait pas le temps de voir ses gosses ni de faire à bouffer. Personnellement, je n’ai pas du tout la même éthique de vie et de travail. Je ne suis pas prête à sacrifier ma vie privée au bénéfice de la collectivité », reconnaît-elle dans un grand élan de spontanéité. Une détermination d’autant plus forte que cette vingtenaire a récemment accouché d’un petit garçon. Il y a quelques mois, alors qu’elle était enceinte, elle a passé avec succès toutes les étapes de recrutement au Secours Catholique. Pourtant, elle a fini par décliner la proposition faite par cette association. Le problème ?  Il s’agissait d’un CDI de 39 heures. « 39 heures, vous imaginez ? On passe sa vie à bosser ! J’ai essayé de négocier un 80%, ils m’ont fait une contre-offre : 35 heures en quatre jours et demi », témoigne-t-elle avant d’annoncer qu’elle leur a opposé une fin de non-recevoir. Et de se justifier avec aplomb : « Leur proposition n’était pas intéressante car je n’avais ni les avantages du salaire des 39 heures, ni celui du temps libre de la semaine des quatre jours puisque il fallait que je me lève pour effectuer une cinquième matinée. » Actuellement au chômage, Klervie perçoit 900 euros d’indemnités contre 1400 lorsqu’elle travaillait. « A ce stade de ma vie, j’ai davantage besoin de temps que d’argent. Je cherche d’abord à gagner en épanouissement familial et émotionnel », souligne cette jeune maman.

Titre

« L’ESS a une pépite dans la main car pour beaucoup de jeunes, travailler chez WWF, ce n’est pas tout à fait la même chose que d’offrir sa force de travail à Total !, ironise Céline Julien. Jusqu’à très récemment, les entreprises appartenant à ce secteur n’avaient pas besoin de vendre autre chose que du sens. Aujourd’hui, cela ne suffit plus » Et Denis Maillard de rebondir : « En réalité, on n’assiste pas tant à une crise de sens qu’à une crise du travail. Et dans ce domaine, peut-être que l’ESS – et avec elle le milieu associatif militant – s’est un peu sur-vendu. S’il est vrai qu’ils offrent des métiers qui ont plus d’impact social, ils n’ont pas opéré de remise en question sur leurs conditions de travail », avance-t-il. Klervie acquiesce. « J’ai un copain qui bosse dans la prospection de sites éoliens, raconte-t-elle. Il gagne pas loin du double de mon ancien salaire avec, en prime, des jours de télétravail et la semaine de quatre jours. Dans la boîte où mon mari travaille, ils sont en train d’introduire une réflexion sur la semaine de 4 jours avec la possibilité, pour ceux qui le souhaitent, de travailler 39 heures. Le boss, un jeune quadra, a compris que pour attirer des 20-35 ans, il fallait être flexible. On est loin des associations que j’ai connues, souvent dirigées par des quinquas qui ne veulent rien changer à leurs vieilles habitudes »… Ni à leur management. Héloïse peut en attester. Il y a peu, elle a été embauchée par une structure spécialisée dans la santé des femmes. L’une des travailleuses sociales a cependant considéré qu’elle empiétait sur son poste. De son propre chef, elle a donc cessé de lui envoyer des bénéficiaires, ce qui a eu un impact considérable sur sa mission. Lorsque Héloïse a confié ses problèmes à la directrice, celle-ci a préféré faire l’autruche, croyant ainsi ménager la chèvre et le chou. «Ma motivation a fini par en prendre un coup… et ça m’a été reproché ! », résume-t-elle. Si cette Strasbourgeoise de 28 ans titulaire d’un master de santé publique s’estime « perdue » quant à la suite qu’elle souhaite donner à sa carrière, elle ne se voit pas pour autant travailler dans le monde de l’entreprise. Une situation que comprend très bien Léa pour la vivre actuellement. « Je fais des extras dans un restaurant le temps de trouver un emploi qui m’intéresse. Le plus amusant, c’est que mon patron respecte mieux le droit du travail que l’agence de com spécialisée en RSE dans laquelle j’ai fait mon dernier stage. En outre, l’équipe est beaucoup plus bienveillante ! Je gagne peut-être deux fois moins mais j’y suis deux fois mieux », assure-t-elle. Sur le papier, cette Alsacienne de 25 ans avait pourtant décroché un poste en or de chef de projet dans une structure engagée. Malheureusement, la demoiselle a vite déchanté. « Je suis tombée de haut en découvrant l’hypocrisie de ce milieu qui vend à ses clients des valeurs qu’il n’est même pas capable de s’appliquer. Pire, je n’ai pas supporté l’incapacité de mes boss à se remettre en question », résume-t-elle. « Le secteur associatif, et plus globalement celui de l’ESS, fait partie de ceux où le taux de burn out est le plus élevé. Les gens y entrent avec des étoiles plein les yeux. Leur déception n’en est que plus forte », analyse Sophie Fabbi. Les raisons conduisant à ce phénomène sont multiples. Toutefois, cette chargée de communication pour l’organisme de formation Mon Job de Sens entend souvent la même histoire : un management tantôt toxique, tantôt inadapté à des demandes qui ont fortement évolué. Et comme si tout cela ne suffisait pas, ce secteur « ne paie pas », pour citer Héloïse. « J’ai passé des entretiens pour Emmaüs où l’on me proposait à peine plus que le smic alors que les recruteurs exigeaient un bac+5 avec expérience. A un moment donné, il faut savoir ce qu’on veut ! », tempête cette quasi-trentenaire. Comment dès lors s’étonner des résultats du sondage IFOP[2] réalisé pour le magazine Marianne selon lequel seuls 2% des 18-30 ans aimeraient travailler dans une entreprise issue de l’économie sociale et solidaire ?

Titre

Gageons que si les sondeurs avaient interrogé les millenials sur leur intérêt pour le secteur médico-social, les résultats n’auraient guère été meilleurs. « Lorsque j’ai commencé à travailler dans ce milieu, il y a une dizaine d’années, nous recevions 20 candidatures pour un poste ; on en faisait sauter 10 et on hésitait entre trois. Aujourd’hui, on oscille entre 25 et 30% de postes non pourvus, ce qui est totalement inédit », témoigne Judith Bourgeois, responsable de formation et ancienne directrice d’établissement, avant de pointer du doigt les conditions de travail. Malgré les promesses du gouvernement durant la crise sanitaire, les « essentiels » restent honteusement mal payés… et maltraités par des horaires décalées, l’arythmie ou encore le manque de reconnaissance. « Il y aura toujours des jeunes qui auront envie de travailler dans le médico-social mais la source se tarit car la plupart des gens n’ont plus envie de supporter ces contraintes », comprend-elle. Judith Bourgeois observe toutefois un phénomène encourageant : l’arrivée récente de jeunes femmes désireuses de se former au métier de directrice d’ehpad. Parmi elles, Laura Echaroux, 27 ans. « Je suis l’aînée d’une fratrie de cinq enfants. Mes parents ont perdu un bébé et l’un de mes frères est trisomique. J’ai appris les responsabilités dès mes premières années de vie. Depuis que je suis en primaire, je sais que je veux travailler avec des personnes vulnérables », confie cette jeune femme originaire de Compiègne. En dépit de la difficulté de son métier, elle ne se verrait nulle part ailleurs car, à cette place, elle se sent profondément utile. A l’instar de Judith Bourgeois, Laura Echaroux est persuadée que de nombreux jeunes gardent une vocation pour les métiers du soin et de l’accompagnement. Des métiers qui, sur le papier, ont du sens, mais qui ont fini par le perdre, d’abord avec le covid puis avec le scandale Orpéa. « Je crois que beaucoup se disent : “pourquoi irais-je user ma santé auprès de gens que je ne connais pas, pour un salaire de misère et une absence totale de considération, alors que je peux trouver un boulot mieux payé qui me permet d’avoir du temps pour m’occuper de mes enfants ?” », résume cette jeune cadre qui ne compte plus le nombre de soignantes en pleurs dans son bureau après s’être faite invectiver par des familles de résidents.

Titre

« Est-ce que nous pensons trop à nous ? S’agit-il d’égoïsme ? Peut-être, s’interroge Klervie. Mais peut-être aussi que le monde dans lequel nous grandissons nous questionne sur le rôle que nous avons envie de jouer dans le tsunami qu’on nous annonce. Nous ne savons pas de quoi demain sera fait. Alors quel sens donner à son engagement et plus globalement à son travail quand on se dit que tout peut s’arrêter du jour au lendemain ? La vie, c’est maintenant ! Pas les week-end, ni en vacances ; encore moins à la retraite… si nous en avons une ! » « Aujourd’hui, je cherche à me réapproprier une vision à long-terme d’une existence qu’on nous a sapé sous le pied…, rebondit Léa. Les jeunes qui ont grandi dans les années 2010 sont constamment ramenés à des perspectives apocalyptiques. Comment se projeter dans ces conditions ? Je suis intimement persuadée que pour être au service des autres, il faut d’abord être bien avec soi ; cela suppose de ralentir. Or je suis entourée de gens qui, comme moi, ont fait de longues études pour rejoindre une soi-disant élite. Nous ne faisons qu’enchaîner des étapes pour, à la fin, se retrouver dans des structures avec des gens à leur tête qui n’ont pas notre recul. Ils ont des prêts sur le dos, des enfants à élever,… Moi, je n’ai ni emprunt, ni enfant à charge. J’ai le luxe de pouvoir refuser ce rouleau compresseur. C’est aussi un acte. Je veux récupérer mon temps, ma liberté de pensée et ma liberté d’agir. »

Titre

En 2008, le chanteur Damien Saez invitait la jeunesse à se lever. Elle l’a pris au mot. Mieux. Elle est allée plus loin, comme Adèle Haenel lors de la cérémonie des Césars en 2020. Désormais, quand elle n’est pas d’accord, elle se lève et elle « se casse ». Une attitude saluée par Céline Julien. « Il faut beaucoup d’audace pour oser claquer la porte quand on n’est insatisfait de ses conditions de travail ou de son salaire. A leur âge, moi, je m’écrasais ! En agissant ainsi, les jeunes dénoncent les aberrations de notre système. Qui peut encore trouver normal qu’un éducateur spécialisé soit payé deux fois moins qu’un conseiller en assurance ? Qui est le plus utile socialement ? », interroge-t-elle.

Vers de (nouveaux) lendemains qui chantent ?

Mais cette jeunesse En un mot comme en cent, ces jeunes sont le reflet d’un monde en pleine mutation. Peut-être pas celui de demain qu’on nous a vendu et qui peine à survenir. Mais, qui sait, celui d’après-demain…

C’est le rapport au travail qui est questionné.

A partir de 3:30 :

https://colloque-tv.com/colloques/orientation-durable-la-grande-demission-un-nouvel-espoir/ouverture-6

Si le rapport au travail bouge, il peut faire s’écrouler à terme :

  • le survinvestissement, l’Ess a une historique de burn out du à des trop plein d’investissement
  • la tendance de beaucoup d’acteurs d’abuser de ce réservoir de petits jeunes et parfois de les laisser partir au bout de deux ou trois ans, confiant dans la présence du reservoir
  • Et même, rêvons un peu et sur le plus long terme,  le travailler plus, consommer plus, polluer plus

NB : certains prénoms de témoins ont été changés


[1] La France vit-elle une « Grande démission » ? https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/la-france-vit-elle-une-grande-demission

[2] https://www.ifop.com/publication/les-jeunes-et-la-valeur-travail/

Nous étudions la faisabilité de tous vos projets en 48 heures
Prenons contact
Catégories
Thématiques