Et le prix du plus grand coefficient entre salaire et impact économique est attribué aux… campaigners ONG !
Peut-être auriez-vous misé sur un CEO, ou un trader et pourtant les faits ne mentent pas :
Leur impact financier ? Plusieurs centaines de millions d’euros par an et c’est à eux que l’on doit une partie des débats qui rythment la vie médiatique : alimentation, OGM, climat ou encore thon rouge.
Les salaires ? Si les contrées anglosaxonnes les voient parfois dépasser celui d’un cadre supérieur du secteur bancaire, la France voit rarement un salaire supérieur à 50 000 Euros par an.

Inconnu de beaucoup, le job de campaigner fait rêver certains.

On ouvre le débat. Zone commentaires en bas !

QUEL EST LEUR MÉTIER ?

Les campaigners développent et mettent en oeuvre des » campagnes de plaidoyer » ou « campagnes d’influence »  : il s’agit d’un ensemble d’actions destinées à influencer une décision politique ou l’impact d’une entreprise dans un but d’intérêt général. En France l’anglicisme campaigner peut être remplacé par chargé de campagne. Un campaigner établit une stratégie ayant pour objectif d’améliorer le système et de toucher la société dans son ensemble ; il s’agit donc d’un métier qui nécessite vision globale et approche à long terme et qui allie sens politique,  créativité ou encore capacité à coordonner des parties prenantes très variées.

UNE VOCATION

Comment et pourquoi devient-on campaigner en ONG ? Par hasard au fil des études ? Non, il n’y a même pas vraiment de formation spécifique. Pour bien gagner sa vie ? Sûrement pas. Chacun sait que les ONG, et c’est particulièrement vrai en France, rémunèrent bien moins que dans le secteur privé. Alors ? Dans la plupart des cas, c’est une vocation. Face au constat d’un monde qui marche sur la tête, le moteur est l’envie – le besoin irrépressible parfois- de donner du sens à ses actions, de se sentir utile et de contribuer à une meilleure justice sociale, économique et environnementale.
D’aucuns diront que leur motivation pour aller ailleurs qu’aux Restos du Cœur est dans « une envie de systémique ». Aller jouer sur les règles du monde tel qu’il va.
Que l’on mette une priorité à défendre les droits de populations chassées de leurs terres pour installer des monocultures de palmiers à huile en Afrique, que l’on dédie ses efforts à obtenir des engagements politiques pour lutter contre le réchauffement climatique, ou que l’on joue le lanceur d’alerte sur l’alimentation en France pour forcer l’industrie agroalimentaire à plus de transparence, les campaigners ont tous la même vocation : changer le monde et ses règles du jeu, chacun à son niveau, avec détermination.
Et de la détermination, il va en falloir ! Mais cela n’est pas tout. Il faudra y ajouter beaucoup d’autres ingrédients, pour sauter les obstacles et mener ces missions à bien.

PARTIE 1 : MISÈRES ET DIFFICULTÉS DU CAMPAIGNER

L’importance des campagnes qu’ils mènent ne doit pas dissimuler que leur quotidien professionnel est plus difficile qu’on pourrait le croire.
Il faut bien admettre qu’une série qui raconterait la vie des campaigners d’ONG aurait peut-être plus de mal à générer des vocations que « House of cards » ou « A la maison blanche ». Car si le public perçoit souvent l’ampleur des campagnes et les retombées médiatiques, le quotidien des campaigners est truffé de difficultés matérielles, financières et humaines.

ATLAS CONTEMPORAIN

Ne le cachons pas, le métier de campaigner est parfois à l’image d’Atlas, qui doit supporter le poids du monde par la seule force de ses épaules ; puisqu’il s’agit de provoquer des bouleversements à l’échelle de pays, de continents, voire de la planète avec simplement sa volonté, son imagination et des moyens souvent limités. Quelle que soit la cause que l’on défend, mener une campagne est un effort incessant, depuis sa conception jusqu’à sa conclusion, pour un résultat parfois incertain et un manque de reconnaissance personnel aussi bien de la part des médias que du grand public.

AU QUOTIDIEN

Dans le quotidien du campaigner, le lancement et le suivi d’une campagne impliquent la rédaction de bien plus de lettres et de communiqués de presse qu’on pourrait le croire. De même, le campaigner endurci se fera un devoir de garder le téléphone collé à l’oreille, à tenter de rappeler ses interlocuteurs et à se heurter aux barrages de secrétaires. Bien évidemment, son travail est aussi fait de réunions avec toutes les parties prenantes, mais on est quelque peu éloigné de l’image un peu plus « glamour » d’une War Room où des diplomates se réuniraient dans la précipitation pour gérer une urgence géopolitique majeure.

UNE VICTOIRE À LA TANTALE

Certaines campagnes peuvent parfois marquer des victoires dans un laps de temps assez court. Grâce à une pétition signée par près de 100 000 personnes, foodwatch a par exemple réussi à faire plier Leclerc en forçant la marque à changer l’emballage de leur dinde, qui se moquait du monde (la dinde Leclerc étiquetée 100% filet contenait en fait 16% d’eau, de gélifiants, de colorants et autres additifs).
Mais ne nous y trompons pas : le plus souvent, cela prend du temps avant que les résultats des campagnes soient véritablement tangibles. Pour foodwatch par exemple, il faudra d’autres victoires comme celles sur le produit Leclerc, et plusieurs phases de campagne pour obtenir que ce qui est légal mais trompeur sur les étiquettes des aliments devienne illégal. De même, la campagne pour stopper les négociations commerciales UE-Canada (CETA) et UE-US (TAFTA/TTIP) prendra de nombreux mois.
LA Conférence de Paris 2015 sur le climat est une bonne illustration de la vie d’un lobbyiste d’ONG sur une campagne politique. La COP21, par son importance mondiale, lui offre une opportunité inespérée Naturellement, le bon campaigner aura pris soin de préparer la meilleure des campagnes possibles, en identifiant les points de levier et en mobilisant les acteurs clés (associations, groupes locaux, experts) afin que ses revendications soient entendues. Cependant, les objectifs de sa campagne, même s’ils sont finalement intégrés par les décideurs dans leurs négociations, n’auront un impact réel sur les situations uniquement une fois qu’une loi sera annoncée, votée et appliquée. Et il faudra bien évidemment que sa proposition ne soit pas dénaturée au long des centaines de réunions et d’allers-retours parlementaires qui mèneront à la rédaction du décret final.

DAVID CONTRE GOLIATH

Les ONG ne disposent ni du pouvoir institutionnel des acteurs des grandes administrations ni de celui financier des entreprises (le budget de Greenpeace International – quelques centaines de millions d’euros – ne dépasse pas celui d’une grosse PME ; foodwatch, afin de préserver son indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics et de l’industrie agroalimentaire, ne se finance que par les cotisations et dons de particuliers).
Les ONG qui mènent des combats d’intérêt général n’ont pas non plus les mêmes armes que les lobbyistes du secteur privé : « Under the influence » une étude sur le lobbying européen dénombre à Bruxelles 1500 lobbyistes au service de causes d’intérêt général pour… 10.000 lobbyistes au service des intérêts privés d’entreprises. Certains évoquent des chiffres encore plus importants.
Le livre d’investigation de Stéphane Horel, Intoxication, éclaire particulièrement bien cette situation, surtout lorsqu’elle évoque les « groupes d’experts » mis en place par les directions générales de la Commission Européenne. À titre d’exemple, voilà deux données qui en disent long : plus de la moitié de ces « experts » viennent des grandes firmes (et sont chargés de travailler sur des projets de directive européenne) et on atteint même une proportion de 80% dans les groupes créés par la DG TAXUD (Fiscalité et Union douanière)… qui porte sur l’évasion fiscale !

LE PLAFOND DE VERRE

Le principal problème du campaigner, c’est que son image n’est pas aussi attrayante que l’ourson blanc qu’il souhaite sauver. Mais surtout, les sources de financement et la gestion de ces fonds dans ces organisations ‘non lucratives’ impliquent l’existence d’un plafond de verre salarial. Les salaires correspondant à celui d’un cadre supérieur du privé sont quasiment inexistants dans le paysage du lobbying d’intérêt général en France. De ce fait, les évolutions de carrière y sont à sens unique. Le campaigner souhaitant voir évoluer son salaire pourra le faire dans une certaine mesure en gagnant de l’expérience, mais au-delà d’un certain seuil, il devra pour ce faire quitter son métier, pour par exemple rejoindre un cabinet de conseil ou un groupe politique.
En face, le lobby privé mène à tout puisqu’il est au cœur de tout. Les allers-retours entre les postes d’élus, d’acteurs de la grande administration ou de salariés d’un cabinet de lobby sont incessants.

PARTIE 2 – JOIES ET FIERTÉS DU CAMPAIGNER

Les campaigners expérimenté(e)s le savent bien : la meilleure chose à faire avec les obstacles rencontrés, c’est de les contourner, les neutraliser ou les transformer pour en faire des opportunités.

QUALITÉS D’UN CAMPAIGNER

Être inventif : à défaut de grands moyens, les campaigners, en vrais stratèges, développent leur propre boîte à outils pour faire plier Goliath : être créatifs, identifier les talons d’Achille, les leviers et moments clés, tenter de nouvelles tactiques, prendre des risques, être imprévisibles. Quels autres métiers offrent cet espace de créativité, qui plus est dans le costume de valeureux justiciers qui se battent, pacifiquement, pour une meilleure justice sociale, environnementale, économique ?
Fédérer, mobiliser : une des forces grandissantes des campagnes d’ONG, rendue possible notamment par le spectaculaire développement des réseaux sociaux, est d’agir non pas de façon isolée, mais collective. Les nouvelles technologies permettent de décupler les opportunités de fédérer, catalyser, relayer des campagnes, faisant émerger de véritables contre-pouvoirs de la société civile. Les campaigners jouent le rôle de mobilisateurs et proposent aux citoyens des moyens pour agir, qui rend les campagnes encore plus puissantes et influentes.
Se servir de la force de ses ‘adversaires’ : in fine, le vrai pouvoir des campaigners est celui de leur influence sur les deux vrais leviers du monde : États et entreprises.
La force d’une marque est qu’elle est publiquement connue et qu’elle mise sur une batterie d’astuces marketing pour se forger une image positive ? Il sera d’autant plus aisé de la contraindre à s’asseoir à la table des négociations en écornant son image avec une campagne publique. Beaucoup connaissent la vidéo de Greenpeace en 2010 parodiant une publicité de KitKat. Face au buzz suscité, Nestlé a accepté en trois jours à peine les engagements demandés par Greenpeace pour protéger les forêts en Indonésie.

UN MÉTIER DE PASSIONS ET D’OPPORTUNITÉS

D’accord, il y a les longs moments d’attente et les désillusions, quand les campaigners se disent qu’on n’arrivera décidément pas à changer le monde… Mais au fil des jours, il y a aussi tous ces moments exaltants, souvent même ludiques, où l’espoir et l’adrénaline engendrent une impulsion irrépressible et la foi que oui, ensemble, on peut renverser des montagnes. Que ce soit au moment de la découverte d’une information capitale lors d’une investigation, de l’intérêt suscité des médias lors de la révélation d’une information exclusive ou d’un scandale, de la réaction d’une grande marque ou d’un responsable politique qui, soudainement et après vous avoir longtemps ignoré, accepte de vous rencontrer et semble prêt à bouger, ou bien sûr en voyant le nombre de personnes reliant leurs campagnes continuer à augmenter et à jouer un rôle de plus en plus actif, les campaigners vibrent et se disent que, oui, tout cela vaut le coup et qu’un autre monde est possible !
Enfin, non seulement les campaigners sont en phase d’apprentissage permanente, car ils doivent sans cesse se renouveler et inventer de nouveaux stratagèmes pour pousser les acteurs ciblés à bouger, mais ils ont aussi la chance de faire des rencontres formidables : avocats engagés, scientifiques indépendants qui pensent à contre-courant et font avancer les débats, sources d’informations improbables qui contribuent à dénoncer les systèmes existants, personnalités hors pair, bénévoles…

LES NOUVEAUX HÉROS

Alors, job de rêve ou sacerdoce le métier de campaigner ?
Malgré les difficultés qu’ils peuvent rencontrer au quotidien, le métier de campaigner attire un nombre croissant de jeunes professionnels. Si les places demeurent limitées, le marché évolue et la multiplication des associations et leur importance grandissante ouvrent de nouvelles possibilités. Signe qui ne trompe pas : les rares cabinets de recrutement spécialisés reçoivent régulièrement des candidatures de responsables de partis politiques et d’entreprises prêts à des efforts financiers considérables pour se réorienter vers une carrière dans le domaine.
La raison est sans doute à trouver dans une prise de conscience des bouleversements de nos sociétés, tels que la financiarisation de l’économie, la privatisation des communs, le monopole grandissant des multinationales, sur des secteurs vitaux comme l’alimentation ou l’eau.

CONCLUSION – DES LENDEMAINS QUI CHANTENT

Le métier de campaigner permet de dire « non, ça suffit » et de re-donner du sens. Face au manque de transparence de beaucoup de secteurs et de décisions, les campaigners braquent les projecteurs et créent des espaces de débat public. Face à l’impunité, ils exposent les responsables au grand jour et demandent des comptes.
Ironiquement, on pourrait dire que le malheur du monde fait le bonheur du campaigner, tant les combats à mener sont innombrables. Face aux dérives des industries et des multinationales, des associations comme foodwatch mènent un combat incessant pour rééquilibrer la balance.
Finalement, si le bénévole qui donne des cours ou distribue des colis alimentaire peut avoir la satisfaction d’un impact positif direct et visible à l’œil nu, le campaigner, lui, pourra se targuer véritablement d’avoir fait « bouger les lignes » et changé le monde en profondeur.

Le lobbying une imposture, de Éric Eugene, Le cherche midi
Intoxication, de Stéphane Horel, Éditions La Découverte
Under the influence, de Dominic Eagleton pour ActionAid International

Karine Jacquemart pour foodwatch France

 Khanh Picard et Jean-Philippe Teboul pour Orientation Durable

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